Les Nouveaux Chiens.. Suite

1) d’abord un article récent de Hervé Kempf, rédacteur en chef
de Reporterre :

 https://reporterre.net/Non-merci-Mme-Royal-je-ne-veux-pas-de-la-Legion-d-honneur
2) intéressante contribution d’un journaliste local qui
n’a pu participer à notre débat.

Je suis journaliste indépendant en Nouvelle-Calédonie.
J’ai été formé en France, j’y ai exercé avant de m’installer ici. Ma situation
d’indépendant est un choix qui me permet de faire  mon métier comme je l’entends. Du moins elle
me permet de tendre vers un certain idéal, dans le rythme et le choix des
sujets, car en réalité je suis loin d’être totalement libre.





Il me semblait important de pouvoir intervenir dans le
prolongement de la projection des Nouveaux Chiens de Garde, tiré du travail critique
des Médias du journaliste Serge Halimi. Il s’agit de partager le regard que
j’ai pu construire au gré de mon expérience professionnelle et aussi, dans un
premier temps, au cours de mon parcours universitaire.
Par cette contribution je souhaite élargir
la question de la critique des médias ; et
tenter de poser un regard
plus précis sur la situation de la
presse en N-Calédonie.

La question de la Nouvelle-Calédonie est d’autant plus importante à aborder qu’ici le cadre de travail des
journalistes date d’un autre temps. Nous avons besoin d’un statut reconnu par les institutions. Il doit être
assorti de mesures pour permettre l’exercice de notre profession dans de bonnes
conditions. Mais nous sommes trop isolés et peu nombreux.

Peu nombreux ne veut pas dire absents. Il y a bien des
journalistes  en N-Calédonie. Des
journalistes d’expérience, des indépendants, d’autres qui travaillent pour de
grosses rédactions, et aussi une vague de jeunes journalistes du pays en
formation, notamment au sein de la rédaction de NCTV. Nous aspirons tous à
faire notre travail dans de bonnes conditions d’indépendance éditoriale.
Pour revenir aux Nouveaux Chiens de Garde, il s’agit d’un
travail édifiant sur les liens entre médias et pouvoir, sur la construction
d’une pensée unique véhiculée a travers les médias dominants.
Toutefois, il n’explique pas le problème de « la presse » à lui seul.
Ce n’est qu’un élément de la critique structurelle à porter sur les médias
contemporains.
1 – Connivence et concentration

On peut poser une critique  politique
et intellectuelle de la presse, sur les conditions de la reproduction de
certains discours et idéaux, comme le fait le documentaire projeté.
Cette critique s’applique d’ailleurs très bien à la Calédonie, où les liens entre médias et gens de pouvoirs sont historiques
et ont peu évolué
. Ainsi dans une de ses dernières lettres à la SDJ
(l’association de la rédaction) le propriétaire des Nouvelles  souhaitait qu’elles redeviennent
“calédoniennes” car c’était dans leur ADN. Des titres importants
restent aux mains de partis ou de grandes familles. Demain = Lafleur / Actu NC
ou RRB = les républicains / Djiido est la radio indépendantiste.

Les liens entre pouvoir politique, économique et médias sont une constante dans
le monde entier.

J’ajouterai, très sérieusement, que la N-Calédonie se trouve
dans une situation préoccupante, proche de celle du journalisme de la 3ème
République en France. Elle se caractérisait par une proximité directe,
historique, entre les organes de presse et les pouvoirs économique et
politiques.
La connivence découlait de liens étroits et anciens entre les rédactions, les
journalistes et l’oligarchie.

Après la guerre, et aussi différents scandales retentissants qui ont
décrédibilisé les médias au début du XXe siècle, le journalisme a tenté de se
racheter une conscience. Pour ce faire il a fallu refonder la profession autour
de principes déontologiques. Le sociologue Julien Duval le décrit très bien dans
son livre “Critique de la raison journalistique”.
La déontologie journalistique n’a donc rien d’essentiel : il s’agit d’une
invention récente, qui doit être assortie de mesures pour assurer sa défense.


Premier problème en Calédonie : précisément rien ne permet d’encadrer la
pratique de la profession.
Je passe ici sur les détails. Il faut retenir que le journaliste est rattaché à la convention qui vaut pour les métiers
du commerce…

Bien sûr la déontologie ne garantit pas tout. Sinon il n’y aurait pas de
Nouveaux Chiens de Garde et les salariés d’I-télé ne seraient pas dans la rue
depuis des semaines.
Il existe bien des relations directes entre médias et
pouvoir. C’est le propos du documentaire.
Mais ces connivences obéissent à des règles complexes et subtiles. L’indépendance
des médias ne dépend pas seulement du fait qu’ils soient aux mains de X ou de
Y.

2 – La presse comme produit commercial

La critique intellectuelle des médias,
dans Les Nouveaux Chiens de Garde, doit être complétée par une analyse économique.

La concentration des médias, aux mains de milliardaires, est
la conséquence d’un phénomène plus large. Il faut s’intéresser au moule dans
lequel la presse s’est construite et se « développer». 
Il faut sortir des débats sur les enquêtes fracassantes, les grosses affaires
prestigieuses ; mais sans oublier : la hiérarchisation de ce qui est
prestigieux dans le champ médiatique – Politique, Economie, International –
n’est pas anodine !
Au quotidien, les journalistes n’ont pas besoin de Dassault ou Bolloré pour
produire l’information qu’on nous sert.

J’invoquerai ici le concept sociologique de « corruption structurelle » qui précise : les manipulateurs
manipulent d’autant mieux qu’ils n’ont pas conscience d’être eux mêmes manipulés
(Bourdieu. cf. Questions de Sociologies).

Ce serait trop simple si les idéaux des journalistes n’étaient
menacés que par quelques patrons vendus.

L’une des premières critiques économiques et structurelles de la presse, posée
par Pierre Bourdieu dans son essai Sur la télévision à la fin des années 90, a
produit une levée de boucliers dans la profession, piquée à vif par cette
analyse radicale des mécanismes de la presse.
Notamment Daniel Schneiderman qui a répondu au sociologue par livre interposé
(Du journalisme après Bourdieu). Il a depuis fondé le site arrêt sur images,
qui fait un boulot très intéressant. Mais il s’agit davantage d’une critique
factuelle de la presse.

Les journalistes sont les champions de l’auto flagellation.
Dans chaque rédaction, on croise le collègue remonté contre son journal. En
réalité la critique radicale de la presse désenchante et dérange profondément.
IL remet en cause le mythe des patrons voyous face aux journalistes porteurs
d’une mission supérieure.
Y a t il une réelle différence entre un patron de presse
milliardaire et des petits patrons de presse de province (de plus en plus
rares).
La concentration des
médias n’explique pas tout.
J’ai rejoint l’aventure d’un magazine mensuel
poil à gratter en France pendant deux ans. Je l’ai quitté écoeuré par cette expérience
vécue auprès de collègues aussi assoiffés de « vrai journalisme » que
moi.
Au passage, j’y ai appris qu’il n’y a
pas de réelle indépendance de la presse sans indépendance économique
.

La critique radicale des médias pense d’abord la presse moderne comme une
industrie, ou plutôt un commerce. Les
annonceurs
pèsent au moins 80% des revenus des journaux généralistes à fort
tirage (loin devant les ventes).
Les médias alternatifs sont limités à
des économies de niche avec peu d’écho, souvent condamnés à prêcher une poignée
de convaincus.
(Notons que la presse satirique et irrévérencieuse : Le Canard Enchaîné ou
Le Chien Bleu, ce sont deux journaux qui s’affranchissent des annonceurs et ont
la capacité de toucher largement).


Bref la presse est pieds et poings liés à un modèle
économique dont la plupart des journalistes ne questionne même pas les règles
du jeu. En ce sens l’on peut se demander si la presse est réellement un
contrepouvoir.
L’indépendance se mesure d’abord au regard de sa santé financière.
Elle ne peut faire l’économie d’une analyse des mécanismes de concurrence, qui
montre que multiplier les publications ne
crée pas forcément plus d’infos…



C’est particulièrement vrai en Calédonie. Le marché est
petit. L’émergence de médias (et autres services) sur Internet capte des
publicités et donc des sources de financement pour les titres en place. Une
baisse de l’activité économique ces dernières années accentue encore les
phénomènes de concurrence.

Dans ce contexte, les medias se prêtent parfois à des pratiques totalement contraires à
la déontologie.
Phénomène d’autant
plus violent en Calédonie qu’il n’y a aucun garde fou.

Maquiller des publireportages en articles ou faire écrire des
articles qui correspondent à l’annonceur qui a acheté une page en face est très
courant dans certaines publications.
Cela peut aller jusqu’à faire travailler des gens non formés
et sans conscience journalistique qui accepteront de travailler moins cher ou
de fournir un contenu moins rigoureux.
Se voir retirer un budget pub pour une photo ou une info qui ne plait pas à un
annonceur fait réfléchir même une très grosse rédaction…
Certaines entreprises (ou groupements d’intérêts) ont un pouvoir direct et
énorme sur les titres de presse qu’ils financent – j’ai eu connaissance de cas
très précis en N-Calédonie.
Voilà des contraintes très concrètes s’exerçant sur le
métier de journaliste au quotidien, de façon souvent implicite. Voilà pourquoi
dans la réalité, en dehors d’éventuelles affaires qui toucheraient directement
ses intérêts (cf. récemment Bolloré à Canal +), le patron de presse n’a jamais
besoin de passer un coup de fil à ses rédactions.

La réalité de notre métier c’est la
course au financement.
Comment regagner du lectorat – et donc des cerveaux disponibles pour les
annonceurs ?
A coup d’études montrant ce que « les gens » (ainsi qualifiés dans
les rédactions) ont envie de lire.
Il faut de l’info positive, du sport et des faits divers parce que c’est ce qui
marche.
Mais ces études n’analysent que ce qui est déjà proposé aux lecteurs ! Le
succès du Chien bleu et des revues satiriques à fort tirage montre que ces
arguments tiennent mal.


La presse, un produit commercial vendu comme un autre ?
c’est aussi ce qu’il faut analyser.
Penser une presse
libre c’est aussi penser sa viabilité économique.



Ce point est essentiel pour la déontologie, qui doit poser
que le journalisme n’est pas une
activité commerciale comme une autre 
; et adapter en conséquence la
législation et poser des gardes fous.


3) Quelles pistes de
travail en Nouvelle-Calédonie ?
Après la seconde Guerre Mondiale, la Presse avait posé un
cadre déontologique, assorti d’un cadre juridique et de dispositions pour le
faire respecter.

Il s’agit principalement d’un système complexe d’aides à la presse versées par
l’Etat, avec une commission professionnelle qui détermine les journaux pouvant
prétendre – ou pas – à ces financements !
En retour, le travail des journalistes doit être respecté par les entreprises
de presse. Cela implique les conditions de travail et de rémunération ; et
aussi des règles pour protéger les plus précaires : les journalistes en
recherche d’emploi et les indépendants.

Ce système de Métropole est loin d’être parfait. Il aurait besoin de se
réinventer pour mieux s’adapter aux évolutions du métier ces dernières années,
avec l’émergence de nouveaux médias, les règles imposées par l’explosion du
numérique et d’Internet.

La situation calédonienne est plus simple puisque tout reste à faire… La
déontologie et les textes de loi sur la protection des journalistes hérités de
la Métropole existent a priori. Mais rien ne permet de les faire appliquer.

Peut on seulement être certain qu’une législation saurait
reconnaître Qui exerce le métier de journaliste, en l’absence de commission
professionnelle et de journaux identifiés comme médias journalistiques ?
Avant même l’attribution d’une carte de presse, le journaliste est dans la Loi
Française celui qui exerce régulièrement une activité pour des titres de
presse.

Je le disais en préambule, nous sommes peu nombreux, et pas organisés
collectivement. Nous sommes noyés sous les charges de travail et le devoir impératif
de « gagner notre vie ».

Il faudrait pouvoir constituer un petit noyau de personnes motivées pour poser
les bonnes questions et avancer… Cette tâche concerne autant les journalistes
que l’ensemble de la société civile.

Théo Rouby
Journaliste-Photographe indépendant

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